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Hubert Artus, dégenrer les compétitions « Le foot en sortirait grandi »

Julien Legalle
24.03.2023

Alors que l’Euro 2022 s’est clôturé avec la victoire historique de l’Angleterre et un bilan très positif (574 000 spectateurs et 300 millions de téléspectateurs), il est important de se replonger dans l’histoire du football au féminin pour mieux comprendre le chemin parcouru. Hubert Artus, journaliste spécialisé dans la littérature, la pop culture et le football, s’est penché sur l’histoire mondiale du foot pratiqué par les femmes. Décollage immédiat pour un tour du monde du ballon rond.

Les Sportives : Quel est votre bilan de l’Euro 2022 ?

Hubert Artus : Je me doutais que cet Euro en Angleterre, pays de naissance du football, serait une réussite. Depuis quelques temps, on observe le développement de la Women’s Super League, le championnat féminin anglais, et juste avant le début de l’Euro, plusieurs grandes joueuses ont annoncé leur arrivée dans le championnat anglais. C’est le cas de la Française Ève Périsset, qui est passée de Bordeaux à Chelsea. C’était le bon timing. Il y a eu une superbe ambiance, les stades étaient bien remplis. Nous avons également eu la confirmation que le niveau technique n’avait plus rien à envier à celui des hommes. D’ailleurs, plusieurs de mes amis qui ne suivent pas habituellement les compétitions féminines se sont pris au jeu. Les profanes ont été convaincus.

Qu’a-t-il manqué à la France pour aller au bout ?

Hubert Artus, critique littéraire , journaliste et auteur.

Le niveau. Pour l’instant, les Bleues sont capables d’avoir un très bon niveau sur un match, mais elles n’arrivent pas à enchaîner les matchs de haute intensité. Elles n’ont pas réussi à avoir le même niveau contre les Pays-Bas et contre l’Allemagne. Pour moi, cela tient à une chose : la professionnalisation. Tant que la D1 française ne sera pas professionnelle, les joueuses ne pourront pas avoir un niveau athlétique et technique qui leur permettra d’enchaîner plusieurs matchs de très haut niveau. Le début de l’Euro a été bon car le groupe de la France était moyen, et les matchs de préparation étaient contre des équipes trop faibles. Il faudra également changer cela pour la prochaine fois. Les Anglaises ont rencontré les Néerlandaises en match de préparation et elles ont pu enchaîner de grands matchs lors de la compétition. Il manque ce conditionnement, cet environnement professionnel qui permettra de remporter une grande compétition. On l’avait déjà vu aux JO de 2012 et à la Coupe du monde 2019.

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La France semble avoir raté le « coche » depuis la Coupe du monde 2019…

La Fédération avait un vœu pieux en franchissant la barre des 200 000 licenciées. Certes, il a été dépassé mais uniquement sur l’année 2019/2020. Aujourd’hui, nous sommes plutôt sur 170 000. Tout le monde constate qu’il y a trop peu de grands clubs, et que les autres ont trop peu de moyens financiers pour se développer. C’est à la fédération de booster le football au féminin. En 2011, elle avait rendu obligatoire la parité dans les instances et la création d’une section féminine dans tous les clubs professionnels. C’était une très bonne décision. Cela aurait dû être un levier, malheureusement depuis celle-ci, il n’y a pas eu d’autre décision forte. Il aurait fallu forcer les clubs non seulement à avoir une section féminine, mais aussi à lui consacrer un pourcentage minimum de son budget. Comme cela n’a pas été fait, les clubs mettent les moyens qu’ils souhaitent et pour certains, très peu. Je pense à Monaco ou Rennes. Le « coche » n’a pas été raté en 2019, mais il l’avait déjà été plusieurs années auparavant, après l’Euro 2013 et la Coupe du monde 2015. On récolte aujourd’hui le​ manque de décisions, ce qui fait que la D1 n’est toujours pas professionnelle et que notre équipe nationale ne gagne pas. Grâce à des clubs comme Montpellier et Lyon ou l’apport de Bruno Bini en équipe de France, en 2010, notre championnat avait de l’avance sur les autres. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. La fédération n’a pas su bonifier les performances de l’Euro 2011 et des JO 2012.

En introduction, vous défendez l’idée que la Coupe du monde, L’Euro ou la finale de la Ligue des champions se déroulent en même temps chez les hommes et les femmes. Pourquoi ?

Il s’agirait d’une étape supplémentaire dans l’harmonisation. Il faut dégenrer les compétitions ! C’est possible pour les Jeux olympiques, on doit pouvoir le faire pour les grandes compétitions internationales de football. Cela ajouterait forcément des spectateurs et téléspectateurs qui regarderaient, volontairement ou non, la compétition féminine. Cela se fait déjà pour les tournois de tennis du Grand Chelem. Imagine-t-on les joueuses participer à Roland Garros ou Wimbledon plusieurs semaines plus tard que les hommes ? Il n’y a que le Tour de France qui pour l’instant fonctionne comme cela. Le sport ne doit être le lieu d’aucune discrimination. Il faut en finir avec ce monde patriarcal. Le football en sortirait grandi. Cela donnerait une belle fête du sport, un beau symbole citoyen et politique. C’est un rêve, j’espère que je pourrai le voir de mon vivant. À mon avis, les pays qui souhaiteront l’organiser à l’horizon 2050 devront passer par là. Cela serait un argument extrêmement fort pour leur candidature.

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Nous avons l’impression qu’il s’agit d’un phénomène récent, mais les femmes jouent au football depuis le 19e en Angleterre.

Oui, le premier match a eu lieu le 9 mai 1881 à Edimbourg entre l’Écosse et Angleterre (3-0), devant 1000 personnes ! Quelques jours plus tard, un second match est organisé à Glasgow puis un troisième à Manchester. Des hommes vont envahir le terrain car ils voulaient dénoncer la tenue des joueuses et méprisaient le niveau de jeu. Il faudra attendre presque 10 ans pour revoir des matchs féminins.

Dans cette Europe patriarcale, très conservatrice, où les femmes devaient faire des enfants et les tâches ménagères, le foot est une lutte pour leur émancipation et non une activité de détente. Il faut se souvenir qu’il y a eu le phénomène des suffragettes puis des munitionnettes, et les footballeuses anglaisent s’inscrivent dans cette démarche de lutte pour leurs droits, et notamment le droit de voter. D’ailleurs Helen Matthews, la gardienne de l’Écosse, est une militante suffragette. Elle participera aussi à créer le premier club féminin de l’histoire, le British Ladies’ Football Club en 1895. Le club va réussir à créer deux équipes, l’une du Nord et l’autre du Sud, et à organiser des matchs entre les deux, dont le premier a lieu le 23 mars au Nord de Londres, devant 10 000 personnes ! L’idée est de montrer aux hommes qu’elles ont leur place sur le terrain. Les hommes voyaient cela comme une récréation, ils se moquaient d’elles. Ils voulaient conserver cette société patriarcale tout en donnant un peu plus de liberté aux femmes sur un sujet jugé peu important. En Angleterre, en France, en Belgique, les hommes ont accepté qu’elles jouent au foot, qu’elles s’inscrivent dans des clubs, mais ont refusé qu’elles fassent de la compétition. Ils avaient peur qu’elles jouent pour de l’argent, et à l’époque, elles n’ont pas encore de compte en banque à leur nom. Ils ont peur qu’elles prennent des coups au risque de se blesser et de ne plus pouvoir procréer, leur mission première à l’époque. Les hommes préféraient qu’elles fassent des sports où la grâce serait mise en avant, comme la gymnastique, le golf ou l’équitation.​

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Et en France ? 

À l’instar du foot masculin, qui s’exporte dès 1890 en Europe, le foot au féminin arrive dès 1910 et va croître avec le conflit mondial. Le 30 septembre 1917 à Paris a lieu le premier match de football féminin en France, entre deux équipes du Femina Sport, un peu comme l’ont fait les équipes du British ladies’ football club. Par la suite, elles vont organiser des matchs contre d’autres équipes féminines mais aussi contre des lycéens, introduisant en même temps la mixité dans le foot français.

En France, il se développe surtout dans un cadre associatif et non dans le monde de l’entreprise. Après le Femina, plusieurs autres clubs vont être créés, comme l’En Avant, ce qui permettra l’organisation d’un championnat parisien dès 1920, avec sept équipes. Au niveau international, la France et la Grande Bretagne vont s’opposer dans une série de matchs caritatifs. Le 29 avril 1930 au Deepdale Stadium de Preston, les Anglaises gagnent 2-0 devant 25000 spectateurs. D’autres suivront à Stockport, Manchester, avant d’organiser une revanche dans différentes villes françaises. À chaque fois, on compte entre 5000 et 10000 personnes. En Angleterre, le premier coup d’arrêt a lieu à la fin de l’année 1921. La fédération qui au sortir de la guerre veut relancer le championnat masculin, dissuade les clubs de prêter leurs infrastructures ou équipements aux femmes, sous peine de grosses amendes. La France va suivre cet exemple, et tout s’arrête avec la professionnalisation des clubs masculins en 1932. Il faut quand même noter que la FFFA (ancêtre de la FFF) refuse au départ d’intégrer le football au féminin dans son giron. Elle ne l’interdit pas mais elle l’ignore.

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Et son retour intervient grâce à la fameuse équipe de Reims !

Oui, il faut attendre la fin des années 60, plus exactement juin 1968. Le journaliste de l’Union Pierre Geoffroy souhaite organiser un match de foot féminin dans le cadre de la kermesse du journal. Il passe une annonce dans son journal. Une trentaine de filles y répondent et il prend en charge leur entraînement. Ces joueuses formeront en grande majorité l’équipe de France. C’est un succès qui va donner envie aux autres de créer des équipes. Cette seconde vague va lancer les compétitions nationales et tournois internationaux. Le 29 mars 1970, la FFF reconnait enfin l’existence du football féminin et créé une commission chargée d’organiser la pratique. Cette renaissance doit être remise dans le contexte et les bouleversements sociaux de l’époque.

Mais attention, ces joueuses ne revendiquent rien, si ce n’est de jouer au football. C’est « le sport pour le sport », rien d’autre. Il faut imaginer qu’il n’y avait pas encore de championnat, d’équipe de France officielle, donc la démarche est d’abord sportive, et non féministe. Elles en étaient là où en sont aujourd’hui les joueuses du Moyen-Orient. Il faut distinguer deux féminismes à cette époque. Celui des pays de l’Europe du Nord et les États-Unis, les pays protestants, où elles militent pour prendre le pouvoir, atteindre des postes à responsabilités. Dans les pays latins, le féminisme est moins politique mais davantage sur les mœurs. Les femmes revendiquent une liberté de disposer de leur corps, du droit à l’avortement, d’une liberté sexuelle, moins sur l’aspect politique. C’est aussi pour cela que les Rémoises n’ont jamais revendiqué des idées politiques dans leur démarche. Encore aujourd’hui, les sportifs et sportives qui s’engagent sont assez peu nombreux et nombreuses, à quelques exceptions près. Pour une Marinette Pichon, une Sandrine Soubeyrand, qui se sont prononcées pour la GPA et le mariage pour les homosexuels en 2013, combien de footballeuses n’ont rien dit ? C’est propre au monde sportif. Soit cela n’est pas leur truc, soit​ ils et elles en ont peur. On fait du football un étendard du féminisme depuis très peu de temps, en réalité depuis #MeToo.

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Au niveau des compétitions internationales, on voit que ce sont des initiatives privées avant que la FIFA et l’UEFA ne s’intéressent vraiment au foot au féminin.

Oui, il y a une première Coupe du monde officieuse en 1970 en Italie. Composée de sept équipes, elle est remportée par le Danemark. La FIFA ne l’a pas reconnue comme officielle, elle faisait même pression sur les pays pour qu’ils n’envoient pas d’équipe… La première date de 1991, même si en 1988, un test a été réalisé pour connaitre la faisabilité du projet mais aussi pour tester le pays hôte, la Chine. Elle n’est pas considérée comme une Coupe du monde. D’ailleurs, elle est nommée Tournoi international féminin de football. Et en 1991, elle s’appelle Championnat du monde de football féminin car la FIFA ne veut pas donner le même que celle des garçons… Quant à l’Euro, il a fêté ses 40 ans en 2022. Le premier a eu lieu en 1982, mais sous une formule bien différente, qui ressemble beaucoup à la Ligue des nations masculine. Comme pour la Coupe du monde 1970, ce sont les mêmes organisateurs italiens qui mettent en place un mini tournoi officieux intitulé « Coppa Europa », en 1969 en Italie. Il est remporté par la Squadra azzurra sur ses terres. L’équipe de Reims qui représentait la France terminera dernière.

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Si vous deviez choisir une histoire pour ce tour du monde, laquelle choisiriez-vous ?

J’ai découvert l’histoire du football au Moyen-Orient et dans la péninsule arabique. Je pense qu’à l’avenir, c’est dans cette région que de nombreuses choses vont se jouer : l’économie, la diplomatie, le sport. Tous les pays voisins du Qatar vont vouloir obtenir les Jeux olympiques, notamment l’Arabie saoudite, pour rivaliser avec l’obtention de la Coupe du monde masculine. Et pour moi, ces pays vont devoir donner des gages concernant le sport au féminin. J’aime également ce qui se passe en Afrique. On vient de voir le succès de la Coupe d’Afrique des nations féminine de football au Maroc, avec la première victoire de l’Afrique du Sud. C’est aussi sur ce continent que va se jouer une partie de l’avenir du foot féminin. Actuellement, il n’y a qu’un pays sur deux qui a développé la pratique féminine. Le blocage est principalement lié à l’obscurantisme religieux et au patriarcat. Mais c’est aussi le continent où il y a le plus de femmes au pouvoir dans les instances sportives. Je pense à la Sénégalaise Fatma Samoura, secrétaire générale de la FIFA depuis 2016. La confédération africaine vient de lancer un plan quadriennal pour développer la pratique. Si la FIFA est intelligente, elle confiera à un pays africain la Coupe du monde 2027 – en 2023, elle aura lieu en Australie et Nouvelle-Zélande – pour montrer son engagement pour la cause africaine, et cela obligerait les autres pays à s’y mettre. Pourquoi pas le Nigéria ? Il s’agit de la meilleure équipe du continent, et cela permettrait peut-être des avancées sur le droit des femmes dans ce pays.

Propos recueillis par Julien Legalle / Article provenant du magazine Les Sportives n°23.

Julien Legalle
24.03.2023

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