Chroniques des ambassadrices

Laura Di Muzio : « La fraternité se noue dans le seul sacrifice »

Laura Di Muzio
06.03.2024

Chronique de Laura Di Muzio. Ancienne joueuse internationale de rugby, elle est désormais LJA Sports

 

Réserve, substantif féminin : au figuré « ce que l’on garde au fond de soi en surplus. » Dimanche. Jour de match. 8h45. Toute l’équipe réserve vient de s’installer dans le bus qui nous emmène à Paris. A partir de maintenant, le temps va prendre une autre dimension. Il va s’étirer pour nous transporter dans cette atmosphère singulière du dimanche de match. Un moment suspendu, hors du temps, où le rugby va nous offrir ce qu’il crée de plus beau : un hapax d’aventure humaine. Intense. Unique. Irrationnel. Bientôt, chacune d’entre nous ne sera plus que l’infime partie d’un tout qui nous dépasse. Chacune, absolument nécessaire et pourtant dispensable.

 

Encore un peu d’insouciance

Mais pour le moment, personne n’a véritablement conscience d’être aux portes de l’abnégation. Il est encore trop tôt pour que la magie opère. La transformation est lente et le périple ne fait que commencer. Le bus démarre : tout le monde se rend au même endroit, mais de façon différente. Généralement, c’est plus calme à l’avant. Ça lit, ça dort, ça discute, ça scrolle sur des écrans bien trop lumineux pour des yeux à peine ouverts. Aux premiers rangs, c’est encore plus sérieux : le staff et les dirigeants préparent le match.

De l’autre côté, nous avons investi le fond du bus. Ce n’est pas un privilège d’anciennes qui s’approprient les places convoitées, c’est simplement l’endroit le plus adapté pour installer le prototype de la table de tarot et démarrer le tournoi.

Ces premières heures de voyage permettent de préparer la suite de la journée. Celle qui s’annonce quand le moteur du bus se coupe devant le stade qui accueille la bataille du jour. Ce dernier est à l’image de la météo de ce dimanche, gris et froid. Aujourd’hui, personne ne brillera à Vaucresson. Car même s’il est installé en plein centre-ville, le terrain semble isolé du reste du monde.

⏩ À lire aussi : Para biathlon – Anaïs Bescond : « Etre spectatrice, c’est difficile »

Trouver sa route

Une enceinte sans tribune, encadrant un rectangle vert défoncé, aux lignes mal tracées, à l’herbe haute détrempée, avec pour seule décoration une pancarte « DANGER, balles de golf ». Pour s’y rendre, il faut traverser un long tunnel depuis la route, qui nous éloigne de la rumeur urbaine. Une mise en abîme qui nous rappelle à notre condition : terrain isolé, pour un moment suspendu. Sans avoir l’information au préalable, personne ne peut deviner qu’au bout de ce loin couloir bétonné, une guerre se prépare. Alors, ici, l’équipe ne pourra compter que sur elle-même.

Peu importe les conditions, l’arrivée dans l’arène déclenche les rituels de l’équipe. La tension monte. Les sujets de discussion changent. Le partage s’intensifie au rythme des étapes de la préparation. Chacune, opérant sa métamorphose, permet au groupe d’amorcer la sienne. Certaines trouvent le temps trop long. Je pense, au contraire, que ces quelques heures d’avant match sont précieuses. Car ils sont rares les moments où l’on peut observer le groupe faire société, « envisager, reconnaitre et partager avec l’autre », pour finalement devenir équipe.

Et voici que bientôt des joueuses auparavant isolées sur leur siège de bus se retrouvent désormais resserrées dans un minuscule vestiaire, pour le briefing des entraineurs, à l’écoute d’un langage qu’elles seules comprennent. Les mots sont forts, le lexique est guerrier. N’importe quel inconnu au groupe trouverait le discours exagéré, disproportionné. Puisqu’après tout, ça n’est qu’un sport.  Mais pas pour nous. Car nous savons ce que ces mots représentent. Nous connaissons leur valeur. Ces mots, ce sont des centaines d’heures d’entrainement, dans le froid, sous la pluie. Des heures de doute, de questionnements, de frustrations. Ces mots ce sont les liens qui nous unissent les unes autres, fils d’une pelote solidement tissés entre nous toutes. Mais les mots ne suffisent pas.

 

Passage à l’acte

Alors quand la causerie est terminée, ce même vestiaire devient le témoin du reste de la transformation. Le passage des « habits de ville aux habits de lumière ». La musique. Les straps. Le stress. La concentration. Les accolades rassurantes. L’offrande du maillot à sa coéquipière, dans un cercle où chacune trouve sa place, où les mots sont rares et les regards profonds. Au sortir du vestiaire, la pluie s’invite. L’échauffement en est d’autant plus laborieux et nous n’avons pas encore joué une minute de match que nous sommes déjà couvertes de boue. 

Aujourd’hui, il sera vain de vouloir jouer. Il faudra combattre. Et voilà donc pourquoi, un dimanche de février, tu te retrouves sur un terrain détrempé, où les crampons n’ont aucune accroche, grelotant à chaque arrêt de jeu, pour un match que personne ne viendra regarder.

Pourquoi ? Pour combattre. Pour éprouver. Pour s’éprouver. Alors, on se serre une dernière fois avant le coup de sifflet de l’arbitre, pour se rappeler qu’on n’est pas seule dans cette épreuve. Une épreuve qui va durer 80 minutes dans un bourbier impensable.

Au fil des actions et des phases de contact, le maillot, humide, s’alourdit, les visages se couvrent de boue, les pieds s’engluent dans ce terrain où il est impossible de sprinter, le ballon glisse de toutes les mains et s’arrête net, sans rouler, quand il touche le sol. Les mêlées sont à peine jouables, et chacune d’entre elles ne fait qu’aggraver l’état du champ de bataille, labouré par deux packs qui ne font que patiner.

⏩ À lire aussi : Amputée, Justine Legrand partage une nouvelle vie avec son cheval

Une première bataille..

La première mi-temps est à notre avantage. La défense collective nous permet de récupérer des ballons précieux. Le soutien est là. Plaquer. Se relever. Plaquer à nouveau. Pour se relever encore.

Il n’y a que ça qui importe : rester debout pour rester collectivement en vie. Je ne suis même plus sûre que nous jouons pour gagner. Nous jouons parce que c’est le seul moyen de faire défiler les minutes. La seule façon de ne pas s’arrêter. De ne pas sentir le froid. Et dans ces conditions, chaque détail compte.

Une main qui attrape ton maillot pour te relever plus vite. Une autre qui serre la tienne comme pour dire « on est ensemble, il ne peut rien nous arriver ». Un « poubelle » après un en-avant. Les encouragements de nos valeureux supporters. Une cartouche qui remet tout le monde dans l’avancée. Ta coéquipière qui plaque la joueuse que tu as loupé. Un dos qui se présente pour t’essuyer les mains. Une mêlée gagnée après avoir perdu les deux précédentes. Un regard soutenu qui t’aide à repartir, après un essai encaissé à la 38 ème minute.

 

La mi-temps du match est terrible. Glaçante. Et pourtant, il faut y retourner. Les entraineurs l’ont bien compris. «Les filles, on sait que c’est l’enfer, mais il faut continuer à défendre comme cela ».

…puis une seconde

Alors, on y retourne. Nous sommes menées au score et nous le resterons jusqu’à la fin, mais à nouveau ce n’est plus cela qui compte. Quelle équipe souhaitons-nous devenir ? En cette deuxième mi-temps, le froid rend les contacts plus douloureux. Ça pique le corps et la tête. Chaque action est plus difficile que la précédente. Alors, on se serre encore plus. On se connecte. On s’arrache. On défend courageusement notre ligne. Un dernier ballon récupéré pourrait nous permettre d’égaliser mais cet après-midi, le jeu est impossible. Et l’arbitre siffle la fin de ce match qui n’en était pas vraiment un.

Ersatz de rugby pour tester la grandeur de notre collectif. La tension redescend et laisse place à la frustration de la défaite et à la douleur des corps meurtris par le combat.  Il serait tentant de s’isoler, mais de nouveau, la magie du collectif opère. De nouveau, le cercle se reforme. De nouveau, les mains serrent les maillots sur des corps grelotant. Et le groupe reprend le dessus pour porter chacun de ses membres.

Alors ce dimanche, non, nous n’avons pas gagné. Nous n’avons même pas bien joué. Peu importe. Le résultat ne compte que pour celles et ceux qui s’y intéressent. Mais ce dimanche, nous avons vécu. Nous avons construit l’équipe, tissé des liens, éprouvé notre collectif, découvert notre fraternité. Pour mieux repartir dimanche prochain.

«On est frère en quelque chose et non frère tout court. Le partage n’assure pas la fraternité. Elle se noue dans le seul sacrifice. Elle se noue dans le don commun à plus vaste que soi. » Antoine de Saint Exupéry

Crédit photos : Xavier Brongniart – Photos Laudignon

Laura Di Muzio
06.03.2024

Vous avez relevé une coquille ou une inexactitude dans ce papier ?
Proposez une correction à notre rédaction.