Chroniques des ambassadrices

Isaline Sager-Weider : « Le mercato, la période la plus anxiogène de l’année, débute maintenant dès janvier »

Isaline Sager-Weider
06.07.2023

Chronique d’Isaline Sager-Weider, joueuse professionnelle de volley-ball depuis 2007. Elle évolue au poste de contreuse centrale au Volley Mulhouse Alsace. Joueuse de l’équipe de France depuis 2012 et vainqueure de la Golden League en Juin 2022, elle a remporté la médaille de bronze au championnat du monde militaire en juin 2018. Elle est également vice-championne de France avec l’ASPTT Mulhouse volley de 2009 à 2012, et trois fois championne de France espoir de 2007 à 2009. Elle est engagée dans le syndicat des joueurs Prosmash et en faveur du volley santé.

L’entrainement a repris à dix-sept heures au CREPS de Toulouse. Ma deuxième saison démarre, celle de l’été international. Celui-ci est particulier, c’est le dernier complet avant les Jeux oympiques. Il y a encore vingt-quatre heures, j’étais en train de charger le camion avec mon petit frère pour la douzième fois de ma carrière. Il est toujours là, mon frère. Je le soupçonne même d’avoir investi dans cette vieille camionnette le mois dernier car toutes les saisons c’est la même histoire, surtout depuis cinq ans où je sillonne les quatre coins de la France. Et puis, on en accumule des choses à force.

 

« Entre deux contrats, nous rentrons bien souvent chez nos parents »

Je pense à mes coéquipières étrangères et notamment américaines, qui arrivent la plupart du temps en avion, chargées de seulement deux ou trois valises. Mais comment font-elles ? J’ai constamment besoin de me sentir chez moi dans ces appartements bien souvent pratiques mais impersonnels, fournis par le club. Même si je mesure ma chance d’avoir un appartement mis à ma disposition et de ne pas avoir de loyer à payer, il est hors de question que je vive dans un endroit qui ne me corresponde pas, même pour quelques mois seulement. Il est 13h quand nous fermons les portes du camion. Mon frère est prêt à repartir en Alsace, plus précisément vers le garage de ma mère, terrain d’accueil de tout ce joli bordel et ce depuis bon nombre d’étés maintenant. Ce serait bien trop simple de passer d’un appartement à l’autre ou d’un club à l’autre, mais la réalité est toute autre. Entre deux contrats, nous rentrons bien souvent chez nos parents. Certains clubs te « laissent » l’appartement jusqu’à la fin de ton contrat (au 30 juin), d’autres te demandent de le libérer deux jours après la fin de ta saison (en avril-mai) pour y loger les touristes.

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« Et si j’avais une famille, des enfants, un compagnon ? Où irions-nous ? »

Christina Baeur vient de clôturer sa saison avec Pays d’Aix Venelles pour la saison 2023-2024. ©Agence Icone

Très étrange car dans mon contrat et ses conditions, j’ai bien un logement jusqu’à la fin du mois de juin. Mais nous avons toutes déjà accepté ce type de situation car apparemment c’est « normal ». À force, on s’habitue. Et puis, « tu as quand même la chance d’être proche de la mer quelques mois après tout ». Et si j’avais une famille, des enfants, un compagnon ? Où irions-nous ? Chez ma mère ? La question ne se pose guère dans le volley féminin car bon nombre de joueuses n’ont pas choisi cette voie, celle de la construction d’une vie de famille lors de la carrière. Une joueuse m’explique qu’elle doit quitter son logement et rentrer chez papa, maman, à vingt-cinq ans sans savoir ce qu’elle fera quatre mois plus tard. Christina elle, maman d’une petite fille et en couple, doit s’organiser différemment pour l’été. Parfois, elle loue un logement ou demande à son locataire de « sortir » en attendant le prochain contrat ou alors, elle essaie de s’arranger avec le nouveau club (s’il est en France) pour récupérer un autre appartement. « L’instabilité constante durant cet entre deux contrats est effrayante ». Indéniablement, cette vie impacte sa famille. Le temps de quelques mois, il faut donc chercher un lieu de vie « en attendant » la signature d’un nouveau contrat. En ce qui me concerne, le déménagement n’est devenu qu’une formalité. Quand on déménage, la plupart du temps c’est pour aller vers quelque chose de nouveau, d’ambitieux et d’excitant même. La partie la plus complexe et traumatisante du processus n’est pas de ranger tous les huit mois ses affaires dans des cartons et valises. La période la plus complexe à vivre est : LE MERCATO

 

Le stress du mercato

Pauline Martin, internationale française, évolue dans le club de Saint-Raphael Var VB.

Pauline Martin, ancienne internationale française, évolue dans le club de Saint-Raphael Var VB.

« Une situation anormalement normale dans la vie d’une volleyeuse professionnelle, pourtant un stress immense de ne pas pouvoir se projeter pour les mois à venir », me confie une joueuse. D’autant plus que le mercato démarre de plus en plus tôt.

Il y a dix ans, nous discutions de l’après saison, après la saison, c’est-à-dire aux alentours d’avril. Et puis, depuis quelques années, tout s’est accéléré. Le mercato, la période la plus anxiogène de l’année, débute maintenant dès janvier. Pour Pauline, « cette période est souvent le début d’un processus commençant par une phase de surprise car oui, voilà, on est en plein milieu d’une saison sportive qu’on parle déjà de la saison prochaine ! On s’aperçoit alors que le mercato commence. Et moi alors ? ». En janvier, nous venons à peine de finir la phase aller du championnat. La phase retour ainsi que les play-offs n’ont même pas encore été envisagés. Et pourtant, on parle déjà de la saison prochaine. Après quatre mois de prise de marque, il est déjà temps pour nombre de joueuses, entraineurs et dirigeants de dresser un bilan. J’ai toujours été interpellée par cela. Comment connaitre la « valeur » d’une joueuse quand les matchs à pression n’ont même pas encore démarré ? Alors je m’adapte.

Juliette Fidon, ancienne internationale française, vient de signer à Dresden en Allemagne. ©Michal Zukowski

Nous nous adaptons toutes. Nos CDD de dix mois, pour la majeure partie des joueuses, nous plongent dans un tourbillon d’insécurité à partir de la mi- saison. Le club va-t-il me garder ? Ai-je envie de rester ? Suis-je considérée suffisamment par mes entraineurs ? Ai-je assez de temps de jeu ? Pourrais-je gagner plus d’argent ailleurs, étant donné que ma carrière est courte ? Une multitude de questions qui tournent en boucle dans nos têtes de joueuses. Je DOIS absolument être bonne en fin de saison sinon je ne trouverai pas de club pour la suite. Quoi qu’il en soit, il faut continuer à jouer pour son club, gagner des matchs et faire son travail même si on sait que nous n’évoluerons pas dans le même endroit la saison suivante, même si on a appris dans le journal et sur les réseaux sociaux, le nom de notre « remplaçante » ! Défendre son maillot même si on ne veut plus de toi avec la même envie et énergie. Pour Alexandra, cette période est « toujours une période de stress, même quand la saison a été bonne » et puis « on entend les rumeurs dans les couloirs du gymnase, on en parle entre nous donc quand certaines ont déjà leur place assurée dans le club, le stress monte. Pas d‘un coup, non, c’est sournois. C’est au compte-gouttes, la jauge se remplit au fur et à mesure qu’on voit (entend) les filles signer et les portes se fermer ». Une joueuse me témoignera anonymement que « nous sommes plus confiantes quand nous avons performé durant la saison et nettement moins quand cette dernière ne s’est pas passée comme on l’espérait. Malgré le recul mental nécessaire, pendant cette période, les gens nous ramènent toujours vers ce stress avec leurs questions, opinions et commérages incessants ». Juliette, elle, me parle du côté malsain de cette période. « Dans une équipe, même quand on essaie d’être discret, beaucoup de choses finissent par se savoir, sur le recrutement, sur celles que les dirigeants veulent garder ou non, alors que la saison est encore loin d’être terminée. On voit que telle ou telle joueuse est en entretien et on peut observer des changements de comportements des dirigeants ou coachs envers certaines joueuses pour essayer de les séduire pour rester ».

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Dans l’attente d’un accord

La période s’accélère quand la saison est finie (vers mai) et que nous n’avons toujours pas de club pour la reprise des entrainements à la mi-août.  Pour une autre joueuse, cette période nous fait « passer par différentes émotions, on se projette dans un endroit (même si on essaie de ne pas le faire tant que ce n’est pas signé) mais notre cerveau le fait automatiquement. On aimerait toutes avoir le choix et choisir notre club en notre âme et conscience. Signer dans un club et tout de suite basculer ses objectifs et son travail quotidien pour ce projet qui arrive plusieurs mois après ». Alexandra conclut que : « Le seul moment où ça s’arrête, c’est quand l’accord est prononcé des deux côtés. Et encore, il reste le protocole à signer puis le contrat. Autant d’étapes à franchir avant de pouvoir enfin se relâcher ». Je me rappelle la période du confinement.

Ce moment de flottement où nous ne savions pas ce qu’allait devenir notre futur à toutes. Pour schématiser, l’insécurité, l’incertitude et le flou constants dans la projection vers l’avenir que nous avons vécus durant cette période s’apparentent un peu à ce que nous, sportives professionnelles de sport collectif notamment, vivons chaque année lors de la période du mercato. Attention, je ne minimise pas la gravité de ce que le monde a vécu en 2020 ; loin de moi l’idée de placer les deux situations au même niveau. Mais à des échelles différentes, ces périodes partagent un élément angoissant dans ce cas comme dans l’autre : « l’inconnu ».

Alexandra Dascalu, ancienne internationale française, poursuit son aventure avec son club de Marcq-en-Baroeul.

Durant le mercato, la majeure partie des joueuses fait appel à un agent. « Cela peut être une période ingrate car on n’a plus le contrôle sur ce qui va arriver. La saison est finie, le travail on l’a fait avant, sur le terrain. Maintenant c’est à l’agent de jouer et pourvu que mes highlights1Montage vidéo des meilleures actions de jeu soient suffisamment bons… » m’explique Alexandra. Le sentiment de passivité dans la recherche d’un nouveau projet est très présent. « J’ai appris par mon agent que le club ne voulait plus de moi pour la saison d’après, personne du club ne m’a appelée pour me le dire, après ce coup de fil j’étais en pleurs », me confie une autre joueuse.

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Connaitre sa valeur

« Durant le mercato, il faut accepter que cela ne dépend pas de soi, qu’on est une joueuse parmi d’autres sur le marché, presque un numéro dans un catalogue d’agence ». Léandra me confie qu’en plus de la peur de ne pas pouvoir visualiser son avenir, cette période est également « une remise en question de ta valeur sur le marché. Parfois, tu es agréablement surprise mais bien souvent, tu te sens dévalorisée ». Pour bon nombre de joueuses, l’angoisse et la difficulté de mettre leur avenir dans les mains de quelqu’un est déconcertante. « Cela implique aussi que je n’assiste que très peu aux discussions faites en amont avec les différents clubs. Je dois finalement accepter que mon agent ait une influence importante sur mes choix de carrière », me dit Christina. Alexandra reprend : « et pourtant j’ai confiance en mon agent, il ne m’a jamais déçue. Mais je n’ai pas toujours travaillé avec mon agent actuel, j’ai collaboré avec deux autres personnes avant lui. Ironiquement, mes plus grandes désillusions ont souvent eu lieu après mes meilleures saisons ».

Elle en a entendu des phrases dans sa carrière comme « Ah, mais après la saison que tu viens de faire, crois-moi tu seras au moins à quarante-cinq mille euros (la saison sportive), c’est le minimum dans ce championnat. Non ne dis pas oui maintenant, ils ne payent pas assez, s’ils disent trente-cinq mille c’est qu’ils ont cinquante mille. Bon finalement, ils ont pris une autre fille… Ah et puis il y a un club turc qui m’a appelé pour toi, ils proposent cent mille. Bon, finalement ils en ont pris une autre. Non mais ne t’inquiète pas, il est encore tôt, on va trouver un bon projet. Tiens ! Un bon projet, ah ben finalement, ils ne veulent plus…etc, etc, etc. » Avec le temps, on devient plus lucide et on commence à connaitre sa valeur sur le marché. Une joueuse me dit que durant cette période elle échange plus de messages avec son agent qu’avec son compagnon.

Mais d’une manière générale « on a parfois l’impression de ne pas être maitre de notre destin malgré tous les efforts fournis sur le terrain et notre investissement dans les parties de nos vies et de notre sport qu’on peut contrôler », ajoute Juliette. Et puis il y a cette attente constante, l’attente d’une proposition, d’une meilleure offre ou d’un protocole d’accord qui n’arrivera parfois jamais dans sa boite mail, alors qu’on s’était déjà projetée mentalement dans ce lieu, dans ce club. Pour d’autres joueuses comme Christina, « je m’estime chanceuse d’avoir toujours pu choisir entre plusieurs offres au cours de ces dernières années. Même si je dois l’avouer, ces décisions sont devenues au fil du temps toujours plus difficiles à prendre : des contrats de dix mois, un nouvel environnement, devoir déménager, apprendre à connaitre de nouvelles personnes, travailler avec un nouvel entraineur… »

 

Le mercato : questionner son volley-ball et sa vie personnelle

Après 5 saisons au Volley Mulhouse Alsace, l’internationale française Léandra Olinga Andela quitte les bancs de club alsacien dans ce mercato.

Pauline me confie également que cette phase du mercato provoque chez elle une phase de questionnements d’ordres professionnel et personnel très stressante. Elle discute beaucoup avec son entourage de ses choix de vie et de carrière. Elle a des projets hors volley (préparation de la post carrière, habitation, famille) qui permettent un certain équilibre dans sa vie. « Personnellement, j’ai choisi de rester au plus proche de mon chéri qui me soutient et me pousse chaque jour. Cette décision crée bien sûr une limite géographique mais faire ce choix me permet de m’épanouir à la fois au volley et dans ma vie afin d’être en position de performer ». Je me retrouve intensément dans la parole de Pauline car j’ai aussi fait ce choix géographique et personnel à un moment de ma carrière et ce, durant cinq années. Mais cela a présenté une limite à mon évolution, limite que j’ai décidée de franchir. Les deux n’étaient plus compatibles alors je suis partie pour voir d’autres clubs, d’autres niveaux, pour viser plus haut. Je n’ai pas de regret. J’ai choisi le volley-ball et cette vie particulière.

Au nom de la passion et de pouvoir vivre cette vie « hors de la norme », nous acceptons bon nombre d’éléments de précarité. J’ai eu la chance d’évoluer dans quelques clubs où les flexibilités étaient plus grandes (notamment au niveau du logement). Mais j’ai également expérimenté et vu bon nombre de choses chez des copines et anciennes coéquipières, choses qui m’ont choquée, notamment sur les conditions de vie et sur le non-respect des conditions financières des contrats. Sous couvert de cette passion, certaines ont simplement stoppé la pratique du volley-ball de haut niveau car elles n’envisageaient plus de vivre dans cette précarité. Même si le stress de performer au quotidien, pour pouvoir retrouver un travail dans de bonnes conditions la saison suivante, est omniprésent, nous continuons à nous accrocher, à rêver à cette belle saison où toutes les conditions humaines, techniques et financières seront réunies.

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De l’adaptation, toujours

Tous ces changements de vie et d’environnements développent en nous, sportives, une force d’adaptation que peu connaissent. La première année est la plus difficile, partir de son club formateur est un cap, parfois une violence à laquelle nous ne sommes pas toujours préparées. Partir dans un autre pays l’est encore plus. « Étant passée par la France, les États-Unis, la Pologne, la Grèce et l’Allemagne, on apprend à lâcher un peu prise, à mieux se renseigner en amont sur l’endroit où on va mettre les pieds mais on apprend surtout à se laisser porter parfois. L’adaptation à un nouveau pays, à une nouvelle culture n’est plus une grande source d’inquiétude (avec le temps), il y a quelques fois où c’est plus difficile mais on finit par y arriver » m’explique Juliette. Puis, avec le temps, on s’habitue. J’ai compris durant ma carrière que c’est dans les clubs où j’avais le moins d’attentes que j’ai vécu mes plus belles saisons. Ouvrir les yeux, apprendre de chaque entraineur, de chaque acteur du club, de chaque bénévole, découvrir, oser, s’investir dans chaque endroit tout en se protégeant un minimum (car tout sportif est remplaçable très facilement) et essayer de laisser une petite marque de soi où l’on passe, tels sont les enseignements que j’ai appris dans les six clubs de la ligue française dans lesquels j’ai eu la chance d’évoluer.

Finalement, ni Alexandra ni moi n’avons jamais gagné quarante-cinq mille euros la saison, mais nous sommes en accord parfait pour dire que le plus important est de pouvoir continuer à jouer et garder toujours la flamme de la passion.

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Notes

  • 1
    Montage vidéo des meilleures actions de jeu
Isaline Sager-Weider
06.07.2023

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